Je marche prudemment dans la ruelle de San Zanipolo au pied de la basilique dont les cloches sonnent pour la Toussaint 2012. L’eau est haute et je crains de voir mes bottes inondées si je me déplace trop brusquement. Sur la porte d’entrée de la Librairie Française, un post-it annonce « chiuso ». Pas de chance, je ne connaîtrai jamais « ce bastion de la culture française dans la cité des Doges », elle a dû fermer pour raisons économiques il y quelques années et céder la place à un restaurant . On m’avaot tellement recommandé de visiter cet endroit pittoresque. Tant pis, je continue ma balade, tourne à droite sans idée précise et j’ai de la chance. Beaucoup de chance. J’arrive pile en face de la Libreria Acqua Alta qui annonce sans complexe sur un écriteau écrit au gros marqueur «The most beautiful bookshop of the world».
Je dirais plutôt «The most wet ».
J’entre alors dans un bric-à-brac surréaliste. Au centre, une véritable gondole débordant de bouquins et partout des tables et des étagères… les pieds dans 20 cm d’eau, pliant sous le poids de centaines de livres gorgés d’humidité. Certains sont même carrément posés en tas sur le sol, bercés par les vagues de mes pas. Il règne ici une forte odeur de papier moisi et je me demande qui peut bien s’asseoir dans les fauteuils en fer forgé rouillés du petit salon de lecture jouxtant cette librairie-brocante-aquarium abracadabrante.
Une cabine de bateau, sorte de guichet dont les cloisons sont des piles de livres et de journaux, abrite le capitaine des lieux, un Vénitien tel qu’on l’imagine dans les livres d’aventures : grand, mince, le visage en lame, petite moustache grise et longue chevelure blanche dont les boucles caressent l’écharpe en soie. L’homme est botté jusqu’aux cuisses et entouré d’une épaisse brume de cigarettes. Je lui demande s’il vend des « libri frencesi », d’une main nonchalante, il écarte son brouillard et m’indique le fond de la boutique.
Un mur entier est consacré aux livres étrangers, des écriteaux posés sur les rayonnages indiquent « russo », « ceco », « pollaco », « tedesco », « inglese »… ah ! voilà « frencese ». Ils ne sont pas nombreux sur la planche de la langue de Voltaire et en plus posés et empilés dans un ordre que seul le libraire-gondolier doit connaître : « Le Grand Meaulnes» tout racorni côtoie « La Cuisine Tunisienne» elle-même appuyée contre une pile comprenant « Semmelweis» de Céline, les « Aventures de Télémaque» de Fénelon, «Les chroniques de Maupassant »… je n’insiste pas, je n’achèterai pas de livre ici… quoique…
Revenu à l’entrée du magasin, dans le coin des guides touristiques, cartes postales et autres jolis signets, je craque pour Venise Insolite et Secrète de la série « Les guides écrits par les habitants » (éd. Jonglez)

