Nous n’irons plus jamais à Vico… Enfin, il ne faut jamais dire jamais. Mais je crois bien que je n’y retournerai pas un jour. Jacqueline Dumas est morte, emportée réemment en quelques jours par une maladie sournoise. C’était elle qui organisait de main de maître et animait avec talent les stages d’aquarelles de Marie-Thérèse au couvent Saint-François de Vico, petite ville corse à flanc de colline au pied du massif du Monte Rotondo à une trentaine de kilomètres du golfe de Sagone.
Nous y allions depuis 2015 au printemps ou à l’automne et j’y retrouvais ma modeste chambre-cellule monacale dont la fenêtre ouvrait sur un vaste panorama de sommets et de petits villages dont le chant des cloches et des coqs amplifié par l’écho des montagnes servaient de réveil très… matinal. J’adorais alors, dans l’air vif de la nuit qui se diluait, voir l’aube céder sa lumière tamisée à celle éblouissante du soleil dont le lever était accompagné par un chœur d’hirondelles locataires des corniches du couvent.
Après le petit-déjeuner dans le réfectoire avec le groupe des aquarellistes, je revenais sagement dans ma cellule pour méditer et converser avec mon Moleskine. Qu’est-ce que j’en ai rempli des pages de textes divers, de réflexions, de croquis, de brouillons de billets et aussi d’adresses de bons restaurants d’Ajaccio et de Propriano afin d’y fixer un rendez-vous avec mon ami Alex qui habite là-bas.
Je suis triste cette année car je n’irai pas en Corse. Même si Jacqueline était encore là, ce ne serait pas possible à cause du coronavirus. On avait vaguement envisagé d’aller quelques jours à Bonifacio en mai, j’aurais tant voulu revoir mon pote qui n’est pas au mieux de sa forme mais il va mieux, m’a t-il fait savoir par Messenger. L’an prochain, peut-être, j’espère, nous dégusterons ensemble une langouste sur le port… Mais là pour le coup, mon envol annuel vers l’île de beauté, je ne le vivrai qu’en imagination, enfoncé dans un siège de première classe dans mon living.
J’ai donc cherché un objet qui pourrait m’aider à décoller virtuellement sans bouger de chez moi. Mais je n’ai jamais ramené d’objets-souvenirs de Corse. Pas de casquette, pas de mug ni de T-shirt avec la tête de Maure. Pas de couteau vendetta non plus. Seulement une carotte de pin laricio, cette variété de conifères qui ne poussent que dans la forêt d’ Aïtone, qui peuvent grandir jusqu’à 50 m et qui sont si solides qu’ils furent longtemps utilisés dans la construction navale.
Mais, heureusement, j’ai mes carnets pour randonner sur les sentiers de mes souvenirs. Il y en a tellement. Où aller ? Où m’arrêter ? Où poser mon regard ? Sur les cascades de la forêt d’Aïtone où Marie-Thérèse trempe son pinceau dans l’eau d’une flaque entre des rochers du torrent ? Ou sur le pneu crevé de ma voiture de location bloquant une route étroite de montagne où les rares automobilistes autochtones klaxonnent parce qu’ils doivent ralentir et manœuvrer pour passer mais ne s’arrêtent pas pour m’aider ? Ou sur les dauphins qui viennent frôler notre bateau au pied des calanques de la Piana ? Ou sur la belle librairie des Palmiers de la Place Foch à Ajaccio où j’ai acheté et puis lu sur le banc juste en face, pendant que Marie-Thérèse peignait les bateaux de pêche dans le vieux port, un livre terrible de Marie Ferranti, Histoire d’un assassin, une vision noire de la société recluse dans les villages corses ? Ou alors… ? Où m’arrêter, dis-je, j’ai tellement de voyages à revivre au fil des pages de mes carnets.
Un dernier souvenir, peut-être, un des plus corses et des plus corsés : ma stupeur quand je suis arrivé à la maison d’hôtes l’Orca di san Gavinu à quelques kilomètres de l’aéroport de Figari, où nous devions passer la nuit avant de prendre l’avion du retour le lendemain très tôt. La grande vitre de la maison est éclatée, on a tiré des coups de feu dedans. « Il y a des questions qu’on ne pose pas, mon cher Monsieur » me répond d’une voix blanche notre hôte quand je l’interroge. Il n’était pas des plus rassurants dans son T-shirt noir et son pantalon treillis militaire. Tenue de chasseur… de sangliers ? Mouais. Pour trouver sa maison, j’avais galéré, le GPS est largué dans ces coins perdus, j’avais demandé à un vieux au bord du chemin la route à suivre pour arriver à la maison d’hôtes. « Quelle maison d’hôtes ? Je ne connais pas de maison d’hôtes ici ! ». m’avait-il répondu alors que dans un rayon de quelques kilomètres, il ne devait pas y avoir plus de dix habitations. Le vieux ne connaissait pas, mon œil, depuis des siècles il traîne ici de vieilles rivalités de familles.
Mes souvenirs s’embrouillent, je tente de décrypter mon écriture-pattes-de-mouches pour me remémorer les détails de cette soirée débutant de manière plutôt inquiétante mais qui sera suivie de douceur, c’est l’impression gravée en flou dans ma caboche. Mon carnet confirme, je lis en effet dans mes notes que « Stéphane, c’est le nom de notre hôte, et Marie son épouse nous préparèrent un repas délicieux, du veau aux olives et miel accompagné de pâtes, suivi d’un clafoutis aux prunes que nous avons partagé avec un adorable couple de randonneurs américains du Colorado qui logeaient au même endroit ».
Mais que deviendrait ma mémoire, sinon un mauvais brocciu à trous, si je n’avais mes précieux carnets ?
