Le cendrier d’Allah

Il pleut. La piste boueuse ressemble davantage à un torrent qu’à une route du centre aride tunisien. Ici, dans le Djérid, l’eau du ciel si précieuse ne tombe que deux ou trois fois par an. Moi, je ne viens ici qu’une fois dans ma vie et voilà qu’il drache comme vache qui pisse.

« Mais ça ne va pas durer, le soleil sera vite de retour » nous rassure notre guide, Farid, tout en introduisant dans la radio-cassette de notre minibus « Le plat Pays » de Jacques Brel alors que nous sommes aux portes du désert. Les 8 passagers embarqués pour un tour de Tunisie rient de bon cœur des facéties de cet assistant en archéologie à l’université de Pérouse en Italie qui revient au pays de temps en temps pour « se faire de la thune comme guide… culturel » précise-t-il.

C’était en plein ramadan, nous longions le Chot-el-Djérid, un immense lac de sel au bord du Sahara. Soudain en quelques minutes, le ciel s’est dégagé et le soleil a chauffé le toit de notre combi et nous a trempés comme des courgettes dans un autocuiseur. Nous nous sommes alors arrêtés près de la seule cahutte à 200 km à la ronde où l’on vendait des boissons fraîches, des cartes postales et quelques « tuniseries » artisanales. J’y ai acheté deux cendriers. Un pour moi, je fumais encore à l’époque, et l’autre pour Farid.

Pourquoi un cendrier pour Farid ? Parce que pendant cette pause, je l’ai surpris accroupi dans l’ombre du minibus occupé à fumer une Marlboro. Comme un enfant pris en flagrant délit, il pose le doigt sur sa bouche me signifiant de ne rien dire et à voix basse me rappelle qu’il est interdit de fumer pendant le ramadan, mais que dans sa cachette il espère ne pas être vu par Allah. J’éclate de rire… et lui aussi en tirant une dernière fois sur son mégot avant de le jeter par terre et l’écraser du talon. En remontant dans le minibus, je lui ai offert mon cadeau en me marrant : « Voici pour toi le cendrier d’Allah pour que tu aies des remords chaque fois que tu allumeras une sèche ».

On a repris la route jusqu’au petit hôtel réservé rien que pour nous à Tozeur. Après le tajine du soir, quand le soleil s’est couché, Farid a proposé aux hommes du groupe (nous étions 3, le chauffeur n’est pas venu) à venir boire quelques boukhas en sa compagnie sur la terrasse malgré le froid de canard dès que le soleil est rentré dans sa kasbah. Après quelques « shots » de cette eau-de-vie de figues, Farid nous a initiés à la fumette de la chicha (narguilé ou pipe à eau). Il a sorti de sa poche une petite boîte en fer contenant une mélasse brune très odorante, en a roulé trois petites boulettes qu’il a posées sur les charbons rougis des chichas. Une odeur douceâtre a chatouillé nos narines et ensuite brûlé notre bouche et nos poumons dès qu’il nous eût montré comment aspirer la fumée par le tuyau souple.

On a toussé, gloussé et rigolé de plus en plus fort. Comme les Tontons flingueurs goûtant leur tord-boyaux, j’avais envie de dire « C’est du brutal ». Et s’il flottait dans l’air un parfum de miel, de caramel et de pomme aussi, il y avait surtout des effluves de zatla. Cette résine qui provoque des fous-rires le soir et des gueules de bois le matin.

Quand j’ai arrêté la cigarette il y a une vingtaine d’années, j’ai balancé tous mes cendriers dans la poubelle. Sauf un, celui de Tunisie, le jumeau de celui d’Allah, enfin de Farid. J’ai dû fouiller la maison de la cave ou grenier pour le retrouver et revivre à domicile, en sa compagnie, quelques bouffées de ce voyage tunisien.

Sans tabac et sans zatla.

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