Depuis des années déjà, il aurait dû voler à la poubelle. Usé de partout, il tombe en lambeaux et quand je passe l’aspirateur dessus, je dois faire attention à ne pas le déchirer car il est devenu fragile comme une feuille de papier. Il faut dire qu’il n’est plus tout jeune. Il a perdu la fraîcheur de ses couleurs et la résistance de ses fils à force de se faire marcher dessus. Il est à mes pieds dans le coin bureau de mon living et avec le temps, je ne le vois même plus, il fait partie de mon décor depuis tellement longtemps.
Oui, il aurait dû voler au cimetière des tapis et laisser la place à un plus jeune, plus vif, plus moderne. Mais voilà, je n’arrive pas à m’en détacher. J’ai même décidé de le raccommoder, de le rafistoler comme je peux, j’ai acheté ce matin des grosses aiguilles à repriser et du fil épais. Pourquoi ? Parce que ce tapis quand je prends le temps de le regarder est une invitation au voyage au pays des souvenirs heureux. Quand nous étions jeunes, beaux et insouciants.
Nous l’avions acheté dans un village perdu quelque part en Grèce. Je ne me souviens plus du lieu, seule l’image vague d’une modeste boutique flotte dans le brouillard de ma mémoire.
En le recousant, j’ai eu l’envie de remonter le fil du temps et ai feuilleté mes vieux albums de photos et miracle, le puzzle de jolies vacances presqu’oubliées s’est reconstitué.
Nostalgie ? Non pas vraiment car je n’éprouve pas de tristesse pour une époque disparue mais seulement le plaisir d’une belle escapade mentale, d’une excursion-retour vers un superbe moment de vie dans un endroit magique où dans l’Antiquité, assise dans une grotte sacrée, une prophétesse nommée La Pythie parlait au nom des dieux et prédisait l’avenir. Le nôtre, depuis notre passage dans ce lieu que ses habitants appellent le « nombril du monde » (l’Omphalos, centre géographique du monde grec ancien), fut un beau vol avec certes ses orages mais aussi et surtout ses arcs-en-ciel. En reprisant mon vieux tapis volant, je survole en pensée quelques escales de ce voyage et en espère encore de nombreuses.
Tout en remerciant le ciel, qu’il soit bleu ou gris.


